Page 4 - La courbe douce de la grenade
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L'enfant a vu ou compris ; plus tard entendu les récits
          de la famille, ce corps d'amour, et des amis ; tant
          d'images qui s'incrustent et qui jamais, jamais plus ne
          quitteront l'espace de sa tête et de son cœur ! La peur, les
          rafales de mitraillettes, les précautions à prendre pour
          survivre, les morts... tout cela en arrière plan d'une vie
          qui se reconstitue, se développe vaille que vaille en une
          terre que d'aucuns ne connaissaient que de nom. Et ici, le
          pain des larmes !
                                      $
            L'Algérie sans les Français c'est tout et rien, la mé­
          moire n'en est abolie qu'en surface tandis que les petits-
          fils des anciens serviteurs du Dey turc s'efforcent
          d'araser les traces de notre histoire, d'effacer jusqu'à ces
          larmes qui furent si abondamment versées, anciens « co­
          lonisateurs » qui avaient été précédés par les vagues de
          l'Islam qui s'imposa militairement en éradiquant de la
          patrie d'Augustin l'une des plus anciennes chrétientés.
            Donc Anne-Lise se souvient d'hommes et de femmes,
          d'enfants, ceux qui furent autrefois son arc-en-ciel et qui
          marquèrent son pays d'avant l'arrachement de leur em­
          preinte devenue impalpable, son sol, l'air, la lumière et
         jusqu'aux pluies. Nul n'a fait, n'a pu faire le compte des
          pleurs qui coulèrent des yeux de cette enfant et de tant
          d'autres qui portèrent la même charge de mort sans pou­
          voir la dire : plus tard d'humiliation féroce. Pourtant, ils
          virent s'estomper de leur chair comme s'éteindre au loin
          sur la mer la première terre qu'ils ont connue, aimée : ces
          larmes versées restent leur viatique, qui ne cessèrent de
          se répandre, silencieuses, autour de nous sur la terre de
          France, dans le secret de nuits sans sommeil, dans
          l'obscurité du cœur plus que des chambres d'hôtel où se


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