Page 12 - La courbe douce de la grenade
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On pourrait s'étonner de voir ainsi déambuler une
si petite fille, mais elle ne croisera personne, car ici
tout le monde, sauf les enfants, s'adonne à la sieste.
Elle trottine, tournoie, fait le chat, le cheval, saute
à la marelle, légère dans les sandales nouvelles.
Adieu les bottines de bébé, à lacets. Le couloir est si
long, avec des carreaux qui font de jolis dessins. Et
soudain l'espace, la lumière, toutes fenêtres ouver
tes, les rideaux blancs se gonflent comme les voiles
des bateaux. Derrière la multitude des tables où,
mouettes silencieuses, picorent des serviettes blan
ches en forme de cocottes, un groupe sombre, en
surplomb, à la fois sombre et rutilant.
Avec les prudences d'une squaw, entre les ran
gées étroites, elle se faufile. Quand elle est tout
près, un regard furtif autour d'elle, elle est toujours
seule, elle reconnaît tous ceux qui l'ont fait vibrer
de leurs chants graves, enjoués, ou lointains comme
les nuages, qui lui donnaient des fourmis dans les
jambes et qui rendaient heureuse sa maman : ici le
grand piano, ses lèvres serrées ne découvrent plus
de dents blanches, là, la batterie bien rangée,
comme les enfants d'une famille, hier elle avait en
vie de rebondir à chaque roulement. Oh, là, très
grande, impressionnante, mais dont elle aime tant
la voix : la contrebasse.
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