Poésie du suspens et de l’interruption, le recueil d’Anne-Lise Blanchard se donne à lire dans sa brièveté même, comme une sorte de carnet de bord qui ne retient de l’écriture que ces moments d’intensité qui électrisent les mots du poème, égrenés au fil des pages. C’est à travers son lexique que se fait entendre la voix singulière qui résonne à l’oreille du lecteur. Une voix qui « appelle le silence à tout entière l’emplir pour qu’y germent des chants de lumière ». Ainsi chacune des pages de l’Épitomé se présente sans titre mais se termine par une note lapidaire, placée en contrepoint au poème. Une manière d’affûter encore le caractère elliptique de la parole poétique, sorte d’abrégé comme l’indique le titre, condensé d’une histoire où le corps et son lexique mis en scène occupent la première place.

Ici l’enjeu de l’écriture s’inscrit « aux quatre coins du corps » où « s’agenouiller se / moduler / se re déployer » et son auteure trace un chemin entre le « mort » et le « vif », un « chemin [qui] s’accorde à la mémoire des corps ». De pages en pages s’énoncent, parmi les mots en cascade, d’abruptes « mises en scènes de sommations », une poésie exigeante, un « élan d’encre / qui s’épelle ».

Dans la première partie du recueil, les brèves notations qui apparaissent en italique en bas de page forment une succession de jalons comme autant de pierres posées dans les marges d’un parcours poétique ouvert à la digression entre la « déshérence du livre et du moulin, palimpsestes des mémoires mais les grands arbres aux doigts d’émeraude ».

Le recueil comprend une deuxième partie intitulée « Glaise », une prose morcelée en de courts paragraphes où dominent des voix « qui cherchent la fissure / derrière la fissure le souffle / derrière la fissure la parole ». Ainsi au bord de l’entaille où demeure le « versant de l’ombre », une parole « prend forme, s’entête vers la lumière ».

Alain Fabre-Catalan
Revue Alsacienne de Littérature n°132 – Décembre 2019

 

Arcanes de l’être

Le titre indique(rait) une sorte d’abrégé. Mais moins du mort et du vif que de l’écriture elle-même. Anne-Lise Blan­chard choi­sit en effet l’esthétique de la frag­men­ta­tion et de la dis­til­la­tion plus que de la lal­la­tion. Deux seg­ments en chaque page forment un jeu de “repons” avant que, dans le second moment du livre (“Glaise”), ce qui s’enfonce et se dérobe forme une pâte plus souple à l’oreille. 
A l’obstruction fait place ce qu’il fau­drait nom­mer “glis­sure” du dehors au dedans dans le “Clair non clos” jusqu’aux “Racines de chair”.

Et si, comme chez Michaux, la vie reste dans les plis, il s’agit de les par­cou­rir comme des tis­sus pré­cieux et les exa­mi­ner avec dou­ceur. D’où le bruire céré­mo­nial mais simple d’une langue raf­fi­née.
La poé­tesse tord le cou à la pro­lixité sans pour autant réduire la com­plexité de l’humain.

L’objec­tif est moins de rete­nir le fil d’eau pas for­cé­ment douce (qui emporte les jours jusqu’à ce que — comme les feuilles d’automne — les mots tombent à terre, c’est-à-dire sur le papier) que d’enjamber ou de marier des matières des vies. Elles se rejoignent par­fois dans un éro­tisme géné­tique qui ne se dit qu’en quasi apo­rie, dans le duvet d’une élé­gance un rien iro­nique.
A tout effet “gla­mour” fait place une forme plus com­plexe. Elle crée la force et la cohé­rence par­fois oxy­mo­rique des poèmes.

Jamais sty­lis­ti­que­ment pri­son­nière de canons esthé­tiques, Anne-Lise Blan­chard ose la sim­pli­cité d’une  ryth­mique épu­rée. Tout se construit par suc­ces­sions de touches et pré­ci­sions qui semblent se contre­dire mais qui, de fait, modi­fient la pro­ba­bi­lité d’une mani­fes­ta­tion abso­lue et  sai­sissent la “voix” exis­ten­tielle.
Enca­pi­ton­née de doutes, elle ne plas­tronne pas : “elle fraie har­pigne maligne. Vénielle se veut se dans quelque chose à venir sou­ve­nirs mauvais”.

Restent tou­jours de l’inconnu et de l’incertain en marge des intrigues d’amour. Demain ne sera pas — ou peu — mais le poème ranime des sou­rires, sug­gère des caresses, des brises fraîches, des par­fums. Et si tout va s’éteindre, il prouve que demeure encore un espace en héri­tage avant de prendre la voie de sor­tie.
La poé­tesse repousse des échéances, tente l’abandon sans pour autant que le consen­te­ment coule de source. Il crisse même car les assises ne sont jamais sûres ni en soi, ni en l’autre, “lui à refaire peau neuve / elle long­temps tue”. Mais des étoiles ruis­sellent avant que les pau­pières s’alourdissent. L’amour berce encore de sa houle et qu’importe s’il n’est plus au rendez-vous ou s’il n’est pas le bon.

Il s’agit dans un impli­cite pari pas­ca­lien de créer le miracle — misé­rable ou non — dans des “paren­thèses à inter­mit­tence” et sans dire ce qui est dedans et ce qui reste dehors. L’auteure ne se veut pas calife, elle apprend au lec­teur à avan­cer dans la neige ou le rouge. Et lorsque la chair se dérobe, “des lettres assem­blées tentent de tenir corps” entre l’amer et le suc­cu­lent : mais bien malin qui peut dire de quel saveur est le pré­sent.
Quant au futur, à bon enten­deur salut. Mais il convient encore de trou­ver la fis­sure, le souffle. Et la parole qui ne se contente pas de dire mais accom­pagne et fait.

Jean-Paul Gavard-Perret
lelitteraire.com - mai 2019

 

Anne-Lise Blanchard, épitomé du mort et du vif

Par Philippe Leuckx| 14 octobre 2019 | Catégories : Anne-Lise Blanchard, Critiques

Comme « abrégé d’un ouvrage antique », selon la définition du Petit Robert, « épitomé » s’applique sans doute à cette étude sensible des traces du vivant et du disparu, selon un regard qui puisse énoncer ces relations intimes avec le temps auquel nul ne peut déroger, selon une écriture très elliptique qui force à la densité quand elle énumère ce que la nature éveille et rétrécit et fait vieillir.

Le corps vieillissant, la traque de la moindre ride nous conduisent inexorablement de l’autre côté du vif, encore faut-il ne pas négliger ces cheminements entre « glaise » et l’air qui nous convainc d’être bien vivant.

Cette poésie, étrange par la scansion, les dérapages, les boucles, la ponctuation, interroge l’antérieur de nos vies, ces « gloires » anciennes, ces beautés qui ne sont plus :

La nuit vient en dormant                                          

pour s’emparer

de nos lointains enfouis (p.41)

Ailleurs, c’est pour constater « le saignement/du ciel » ou une « saison qui s’affaisse », sinon parfois « débusquer le rire/ d’un enfant » allège le vivre. La vie, souvent, a de ces « hoquets » ; le cheminement donne à « la langue » ses nœuds, et il faut persévérer coûte que coûte.

Le ton, celui de la noble désespérance, dans le sillage hardi de Michaux (un fragment de « Poteaux d’angle ») ou de Bernard Noël, fait jaillir du cœur, du corps ces accents de vérité nue, quand tout « séquestre », obscur, tourmentant « la naine, trop naine », allégorie de la poète en son récif perdu au milieu des questions sans réponse.

Aux poèmes en vers libre de la première section succèdent des proses que le titre « Glaise » insinue au ras du sol, dans le cheminement anxieux, paralysant d’une « lente progression » intime, existentielle, qui impose, non seulement le silence, mais la précipitation de tout mot, qui serait inutile.

Une poésie, pas toujours aisée à suivre, parce que féconde, riche, complexe : est-il facile de suivre les modulations d’une âme qui, âpre et sûre, énonce sa vérité fluctuante, mise en doute aussitôt que posée ?

Juste fermer les yeux pour contempler les filaments de vieillesse se mettre en place. (p.59)

Le constat est terrible.

Anne-Lise Blanchard, Epitomé du mort et du vif, Jacques André Editeur, coll. Poésie XXI, Lyon, 2019, 66 p. — 12,00 €.

Recours au Poème - Octobre 2019

 

Dédié à la mémoire du poète Jeanpyers Poël, l’ouvrage composé de deux textes de formes dissemblables et à l’écriture dense et resserrée, s’ouvre sur une exergue signifiante et un titre qui d’emblée condensent l’essence de notre humanité, la vie et la mort. De manière mimétique le titre renvoyant d’ailleurs à la scansion fracturée, tantôt fluide tantôt heurtée de l’écriture où se concentre un possible sens de ce qui veut s’énoncer.

« Et de quoi / sérénité ou légèreté / lui tourneraient-elles / autour ? / Ils taisent leurs lèvres / d’un bien beau manque / accaparés / disant merci d’être / quand flappent les draps / fleuris sous la brise / des matins. »

Mais ne nous y trompons pas, ce qui s’y trouve ainsi rassemblé au plus resserré du mystère, n’est pas le tout et le rien, ni leçon de philosophie que seule la poésie pourrait ressaisir. On y trouvera, tel un guide dans le noir, cette lumière vers quoi devraient se diriger nos pas, à chaque instant même les plus difficiles ; la vie ne serait-elle alors que dans ces minuscules instants qui nous font avancer vers l’ultime.

« Nous claudiquons / dans le désert / que d’un seul geste / nous faisons jaillir / enfantant

des générations stériles… »

Epitomé du mort et du vif est le titre du premier ensemble de poèmes qui disent dans un bruissement de langue délicat le fait d’exister

« Et nos poings se resserrent / sur des sédiments de bonheur / sédiments d’une syntaxe

qui ne résiste à l’usure / des jours »

et la difficulté d’être,

« clowns  / pantelants dans / l’apocope / d’une traversée ».

Le sang cogne, le cœur bat, mais quand même avancer, même contre le vent,

« sous la brûlure de / rires rayés / tu sens derrière l’oreille / le doigt du vent ».

L’économie des mots, leur justesse, avancent par touches délicates autour de la question qui demeure existentielle et où seule la nature -arbres et fleurs, chants d’oiseaux, papillons- sera maîtresse du temps.

« Ne porter qu’un diadème de branches et s’en aller brouter le vent »

Chaque poème à la langue dense et riche d’images ouvre en contrepoint une courte prose poétique en bas de page et en italique qui semble indiquer telle une flèche pointée ou dans un pas chassé de danseuse, léger, enjambant la page, le poème suivant, toujours plus lourd de sens et de souffrance, une souffrance élargie au reste du monde, alors…

« Sans doute sans doute / les saules se vêtiront / de tendresse / quand encore / les feuilles râlent au vent »

Le mouvement de la phrase est musical, aérien. Les courtes proses poétiques limpides sont distribuées en contrepoint d’un poème dont l’économie et le choix des mots rendent une élégance fine et discrète. La phrase s’élance avec légèreté et on imagine, au bout de son stylo, la danseuse que la poète a été, soulevée par l’espoir et la joie qu’il faut garder au cœur pour avancer, malgré tout, par la grâce des mots et du langage.

«Le monde s’ouvre sous ses doigts tandis qu’elle passe au-dessus des nuages ».

Avec le deuxième ensemble, plus court, intitulé Glaise, on lit l’impuissance de l’être à exister hors le corps mais grâce à la langue, même éprouvée, tenter de se reconstituer. Un corps qui se dérobe ou s’agrippe, se raccroche à la langue, souple, agile, rapide, « le mot glisse dans la gorge le pied glisse dans la glaise ». La prose poétique de ce court texte est parataxique, hachée, courte, resserrée, faite de blocs de mots et d’images éloquentes, parce que, comme l’indique le titre, « la glaise gangue la langue ». « Le souffle est court. Raucité du pas. Ne pas. Ne pas se dessaisir de l’énoncé qui s’ordonne ».

Comment dire et se taire ? Comment faire remonter du sol, les racines de la chair ? Comment dire ce qui étouffe, ce qui fait mal ? « la voix cherche des ailes » et « s’accorde à la tonalité du froissement des pierres ».

Quand la sensualité et l’intime envahissent le champ de la page, le corps vivant, vibrant d’amour, ouvert à la « floraison intime » est ce qui nous tient en vie et « combien d’hommes et de femmes aussi ? »

« Dans le gouffre de rien où la vie à pas menus se réfugie, une voix te poursuit ».

Se tenir immobile, en attente, le temps filant doucement mais sûrement, « dans la lise mouvante d’un espace intime », « tes doigts arpentent versant de l’ombre où la lumière ? »

Marie DesvignesVoix et Silence, juillet 2019